Opposons les modes, pas les personnes

« Nous ne sou­hai­tons pas oppo­ser les modes de trans­port » est une phrase que nous enten­dons très fré­quem­ment lors des échanges avec les élus. Elle est sou­vent suivie de la phrase « …les cyclistes font n’im­porte quoi ! »

Refuser d’op­po­ser les modes favo­rise tou­jours l’au­to­mo­bile et finit par oppo­ser les usa­gers, dans le dis­cours et sur la chaussée.

Pourtant, favo­ri­ser les modes actifs, c’est rendre la ville plus acces­sible, plus inclu­sive, plus sûre, plus belle et plus attrac­tive. Piétons et cyclistes par­tagent cet objec­tif avec la col­lec­ti­vité. Tentons d’y voir plus clair :

Image tirée du Cahier d’ariena n°4 – Trans…portez-vous bien !

Pourquoi faut-​il oppo­ser les modes ?

  • L’automobile est uti­li­sée pour la plu­part des dépla­ce­ments, ce n’est pas durable,
  • nous nous dépla­çons seule­ment 3–4 fois par jour, les modes sont en com­pé­ti­tion dans les choix de l’usager,
  • nous ne pour­rons déve­lop­per ensemble tous les modes de trans­port car les plus puis­sants et rapides néces­sitent un vaste espace réservé,
  • les modes de trans­port sont en com­pé­ti­tion dans l’es­pace urbain contraint,
  • il existe un rap­port de 500 entre la puis­sance mus­cu­laire du piéton ou du cycliste (100 Watts) et celle d’une auto­mo­bile (50 KiloWatts) ce qui génère un risque dis­pro­por­tionné pour les pié­tons ou cyclistes,
  • le finan­ce­ment des infra­struc­tures étant limité, les modes sont en concur­rence dans les bud­gets des collectivités.

Sur la métro­pole de Saint-​Étienne, la logique est encore de flui­di­fier le trafic auto­mo­bile, en milieu urbain comme péri-​urbain. Les trans­ports en commun ne fonc­tionnent pas à leur opti­mum de capa­cité, les pié­tons et cyclistes se réfu­gient dans les espaces mar­gi­naux : Ils ne « font pas n’im­porte quoi », ils se débrouillent avec les infra­struc­tures automobiles !

Voici un extrait de l’article de Frédéric Héran qui détaille le sujet :

Des modes de déplacement en concurrence

[…] Certes, chaque mode a en prin­cipe son « domaine de per­ti­nence », mais ces domaines tendent à se recou­vrir de plus en plus. Les trans­ports publics cherchent à assu­rer une des­serte de proxi­mité et à irri­guer le grand péri­ur­bain. Le vélo n’est plus can­tonné aux courtes dis­tances avec la créa­tion de réseaux struc­tu­rants et le déve­lop­pe­ment rapide des vélos à assis­tance élec­trique (VAE). La voi­ture tend depuis long­temps à être uti­li­sée pour tous les types de déplacement.

La concur­rence joue ainsi à de mul­tiples niveaux :

Elle est d’abord inévi­table car on sait depuis une cin­quan­taine d’années que les dépla­ce­ments se limitent tou­jours en moyenne à trois ou quatre par jour (Zahavi, 1973). En consé­quence, encou­ra­ger cer­tains modes se fait for­cé­ment au détri­ment des autres. Toute poli­tique de dépla­ce­ment engendre fata­le­ment des gagnants et des per­dants : impos­sible de satis­faire tout le monde. Certains élus annoncent avec convic­tion qu’ils veulent aug­men­ter la part modale de tous les modes de dépla­ce­ment, sans se rendre [compte] de l’incohérence de leur propos.

[Par exemple,] au nom du déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social, de nom­breux SCoT [Schéma de cohé­rence ter­ri­to­riale] – comme celui de Lille réa­lisé en 2015 – affirment qu’ils veulent tout à la fois réduire la conges­tion rou­tière en inves­tis­sant dans le réseau rou­tier, déve­lop­per les trans­ports publics et encou­ra­ger l’usage des « modes doux ».

La com­pé­ti­tion porte aussi sur l’occupation de l’espace, res­source par­ti­cu­liè­re­ment rare en zone dense. L’offre de voirie et de par­king est en effet très rigide : il faut de lourds inves­tis­se­ments et beau­coup de temps pour l’augmenter, alors que la demande d’espace-temps (mesu­rée en m2 ‑h) de cir­cu­la­tion et de sta­tion­ne­ment est extrê­me­ment variable dans le temps et selon les modes, puisqu’elle peut passer, par exemple, de 1 à 300 selon qu’un sala­rié se rend en bus ou en voi­ture à son tra­vail. Encourager les modes de dépla­ce­ment éco­nomes en espace évite de dis­lo­quer la ville en créant les immenses par­kings et les larges voi­ries que réclame l’automobile (Héran, 2013).

La concur­rence concerne tout autant la vitesse et la portée des dépla­ce­ments. Pour que les auto­mo­bi­listes puissent accé­der à la vitesse que leur permet leur véhi­cule, il faut ségré­guer les tra­fics lents et rapides tant sur les plans hori­zon­tal, ver­ti­cal que tem­po­rel : amé­na­ger des voies de
cir­cu­la­tion dis­tinctes, créer des pas­sages déni­ve­lés et auto­ri­ser la tra­ver­sée suc­ces­sive des dif­fé­rents usa­gers par des feux de signa­li­sa­tion. Mais la sépa­ra­tion des flux allonge et com­plique les dépla­ce­ments et péna­lise en pre­mier les usa­gers non moto­ri­sés qui se retrouvent contraints à effec­tuer des détours, à fran­chir des déni­ve­lés et à attendre lon­gue­ment. Ce qui les amène sou­vent à renon­cer à se dépla­cer ou à se rabattre sur les modes de dépla­ce­ment moto­ri­sés (Héran, 2011a). Les modes se dis­tinguent aussi par leur portée, selon qu’ils sont ou non moto­ri­sés. La moto­ri­sa­tion tend à dis­qua­li­fier les modes actifs. Les dépla­ce­ments loin­tains ne sont pour­tant pas plus utiles que les dépla­ce­ments de proxi­mité, puisque seule compte l’activité réa­li­sée à destination.

Les rap­ports de force s’invitent aussi dans le domaine de la sécu­rité rou­tière. Il existe de très fortes inéga­li­tés face au risque d’accident qui va de 1 à 50, selon qu’un usager prend une voi­ture ou une moto pour cir­cu­ler en milieu urbain. Car le risque pour soi et le risque pour les autres varient énor­mé­ment selon l’énergie ciné­tique des anta­go­nistes. En cas de choc d’un piéton ou d’un cycliste avec un véhi­cule moto­risé, le risque pour soi est déme­suré et le risque pour les autres minime, et c’est l’inverse pour l’usager moto­risé. Le 2RM quant à lui est à la fois très vul­né­rable et dan­ge­reux pour les autres.

La lutte est enfin vive pour les finan­ce­ments, non seule­ment parce que les res­sources sont de plus en plus limi­tées, mais aussi parce que les coûts d’aménagement sont très dif­fé­rents selon les modes de dépla­ce­ment par per­sonne trans­por­tée, en inves­tis­se­ment comme en exploi­ta­tion. Les écarts vont de 1 à 10, 30 voire 50 entre des amé­na­ge­ments pié­ton­niers ou cyclables et des amé­na­ge­ments rou­tiers ou des­ti­nés aux trans­ports publics.