Limitation de vitesse en ville, un débat aussi ancien que les calèches

Saint-​Étienne s’est enga­gée pour « La Ville à 30 », tout comme Paris, Lyon, Grenoble et ailleurs. Petit saut en arrière sur l’histoire des limi­ta­tions de vitesse en France et dans le bassin stéphanois.

Rue de Nice – Jean Gilletta

Chaque fois qu’on touche à la vitesse des voi­tures, en ville ou en route, les Français s’agacent comme pas pos­sible. Est-​ce que limi­ter les auto­mo­bi­listes dans leurs sen­sa­tions fortes de rouler vite les embête tant que ça, alors qu’ils se mettent en danger et mettent en danger leurs conci­toyens ? Ou bien sont-​ils frus­trés de ne pou­voir mon­trer aux incon­nus de la rue la puis­sance de leur der­nière ber­line noire ? Toujours est-​il que Saint-​Étienne a décidé de réduire la vitesse de cir­cu­la­tion à 30 km/​h à l’in­té­rieur du « bou­le­vard urbain ». Pour Ocivélo, c’est une excel­lente ini­tia­tive que nous pré­co­ni­sons depuis des lustres, mais c’est encore insuf­fi­sant : 30km/​h pour­rait deve­nir la règle dans toute la métro­pole, et le 50km/​h serait réservé aux grands bou­le­vards où les cir­cu­la­tions des vélos et des autos seraient séparées.

Un regard vers le passé

Le retour au XVIIIe siècle – E. Celos

Même avant l’ap­pa­ri­tion des auto­mo­biles, les atte­lages avec un cer­tain nombre de che­vaux étaient stric­te­ment régle­men­tés en ville. Déjà en 1823, comme en atteste cet arrêté de la com­mune de Saint-​Martin-​d’Estréaux, il y a une réelle inquié­tude quant à la vitesse des « dili­gences et autres voi­tures tra­ver­sant le bourg ». Les pre­miers para­graphes du docu­ment nous laissent com­prendre que la sécu­rité publique est mise en danger. À Roanne, en 1876, la même situa­tion s’est pro­duite (cf. arrêté de 1876).

… ayant plu­sieurs fois fixé notre atten­tion sur les mal­heurs qui peuvent résul­ter de la vitesse exces­sive avec laquelle les dili­gences et autres voi­tures tra­versent le bourg (…). Considérant la pente extrê­me­ment rapide qui existe dans le bourg (…) des mal­heurs presque inévi­tables peuvent arri­ver d’un moment à l’autre par suite de la vitesse exces­sive que mettent les pos­tillons des dili­gences et voi­tures de poste à tra­ver­ser cette partie du bourg sans égard à la ren­contre impré­vue soit des gens de pied soit d’autres voi­tures qu’il serait impos­sible d’é­vi­ter, les voi­tures une fois lan­cées tou­jours au grand trot et sou­vent au galop ; cir­cons­tance qui déjà nous a fait trou­bler pour la vie des voya­geurs et des gens de pieds qui se trouvent sur le dit pay­sage »

Avec l’ar­ri­vée des auto­mo­biles, non seule­ment les pré­oc­cu­pa­tions ont aug­menté, mais il y a eu aussi une grande appré­hen­sion contre ces engins, puisque « ça fait trop de bruit, ça sou­lève de la pous­sière et ça détruit les chaus­sées », voire une inquié­tude par rap­port aux prix de l’im­mo­bi­lier. Le 10 mars 1899, un décret natio­nal impose une vitesse maxi­male de 30 km/​h en rase cam­pagne et de 20 km/​h en agglomération.

La vache récal­ci­trante (1903) – Georges Redon

Cependant, dans cer­tains cas, les limites de vitesses en ville furent éta­blies en des­sous de 20 km/​h. En 1902, la vitesse est limi­tée à 12 km/​h dans la Grande rue à Bry-​sur-​Marne. Plus proche de Saint-​Étienne, dans la com­mune de Noirétable, les conduc­teurs sont tenus de ne pas dépas­ser les 8 km/​h. Certains maires ont même tout sim­ple­ment inter­dit aux auto­mo­biles de cir­cu­ler en centre-ville.

Les acci­dents nom­breux aux époques où la cir­cu­la­tion est plus grande, au prin­temps et en été, moti­ve­raient seuls une inter­ven­tion s’il n’y avait pas d’autres rai­sons encore pour la jus­ti­fier. Et, d’a­bord, le souci que nous devons avoir du déve­lop­pe­ment ration­nel d’une indus­trie flo­ris­sante entre toutes et qui est une véri­table source de richesse natio­nale. Pour que ce déve­lop­pe­ment conti­nue, il importe que l’au­to­mo­bile ne devienne pas haïs­sable aux popu­la­tions et pro­voque des repré­sailles, au moins injus­ti­fiées pour les chauf­feurs sérieux. Il ne faut pas sur­tout que l’au­to­mo­bile reste un danger constant et une cause d’in­sa­lu­brité (pous­sière, air irres­pi­rable) par la vitesse exa­gé­rée. Les grandes routes de cer­taines régions sont désor­mais impra­ti­cables aux che­vaux, pié­tons et bicy­clistes. On doit, en résumé, conci­lier le déve­lop­pe­ment de l’in­dus­trie auto­mo­bile avec la sécu­rité et la santé publiques.

Morphologies urbaines

Pendant long­temps, la ville a été de dimen­sions res­treintes et l’essentiel des dépla­ce­ments s’y fai­sait à pied. La ville était adap­tée aux pié­tons et la dis­tance entre lieu de tra­vail et rési­dence devait être courte. Avec le déve­lop­pe­ment des hip­po­mo­biles puis de l’au­to­mo­bile, c’est l’ur­ba­nisme qui a évolué pour éviter un embar­ras dans la cir­cu­la­tion. Profitant des tra­vaux hauss­man­niens à Paris et autres grandes villes fran­çaises et euro­péennes pen­dant le XIXe siècle, l’in­dus­trie de l’au­to­mo­bile sort gagnante de ces évo­lu­tions. Le ton est donné, la voi­ture explose dans les rues.

Notre hono­rable col­lègue, M. Merlin, disait tout à l’heure qu’il ne faut pas entra­ver l’in­dus­trie des auto­mo­biles. Je suis abso­lu­ment de cet avis, à condi­tion tou­te­fois que, pour faire vivre un homme, on n’en fasse pas mourir d’autres.

Face à une situa­tion alar­mante, en 1922 est rédigé le pre­mier Code de la route. Frédéric Héran dans son ouvrage Le retour de la bicy­clette expose très bien la prin­ci­pale pro­blé­ma­tique de ce règlement :

Son nom est déjà tout un pro­gramme : la rue est assi­mi­lée à une route (…). Le code vise clai­re­ment à dis­ci­pli­ner les pié­tons, en pré­ci­sant dans son article 55 : « Les conduc­teurs de véhi­cules quel­conques sont tenus d’a­ver­tir les pié­tons de leur approche. Les pié­tons dûment aver­tis, doivent se ranger pour lais­ser passer les véhi­cules… » Piétons et cyclistes sont consi­dé­rés comme des obs­tacles, des entraves à la cir­cu­la­tion (sous-​entendue auto­mo­bile) qui, elle, est vue comme source de pro­grès et de richesse.

Cependant il ne faut pas oublier que les cyclistes, eux aussi, avaient des régle­men­ta­tions à res­pec­ter. En effet, à Saint-​Étienne le 29 février 1896 est rédigé un arrêté régle­men­taire pour les vélo­ci­pèdes.

Art. 2. – Tout vélo­ci­pède doit être muni d’un appa­reil sonore aver­tis­seur dont le son puisse être entendu à 50 mètres.
Dès la chute du jour, il doit être pourvu, à l’a­vant, d’une lan­terne allumée.

Art. 3. – Tout vélo­ci­pède doit porter une plaque indi­quant le nom et le domi­cile du propriétaire (…)

Art. 4. – Les vélo­ci­pèdes doivent prendre une allure modé­rée dans la tra­ver­sée des agglo­mé­ra­tions, ainsi qu’aux croi­se­ments et aux tour­nants des voies publiques.
Ils ne peuvent former des groupes dans les rues.
Il leur est défendu de couper les cor­tèges et les troupes en marche.
En cas d’embarras, les bicy­clistes sont tenus de mettre pied à terre et de conduire leurs machines à la main.

Art. 5. – Les vélo­ci­pé­distes doivent prendre leur droite, lors­qu’ils croisent des voi­tures, des che­vaux ou des vélo­ci­pèdes, et prendre leur gauche, lors­qu’ils veulent les dépas­ser ; dans ce der­nier cas, ils sont tenus d’a­ver­tir le conduc­teur ou le cava­lier au moyen de leur appa­reil sonore et de modé­rer leur allure.
Les conduc­teurs de voi­tures et les cava­liers devront se ranger à leur droite à l’ap­proche d’un vélo­ci­pède, de manière à lui lais­ser libre un espace uti­li­sable d’au moins 1m50 de largeur.
Les vélo­ci­pé­distes sont tenus de s’ar­rê­ter lorsque à leur approche un cheval mani­feste des signes de frayeur.

Art. 6. – La cir­cu­la­tion des vélo­ci­pèdes est inter­dite sur les trot­toirs et contre-​allées affec­tées aux pié­tons. (…) Sur tous les trot­toirs et contre-​allées affec­tées aux pié­tons où la cir­cu­la­tion des vélo­ci­pé­distes est auto­ri­sée, ceux-​ci sont tenus de prendre une allure modé­rée à la ren­contre des pié­tons et de réduire leur vitesse à celle d’un homme au pas, au droit des habi­ta­tions isolées.

Une ville doit respirer

Livreur à vélo, 1938 – Steiner Andre

Mais reve­nons à nos mou­tons. La concep­tion des rues a pri­vi­lé­gié les voi­tures, ne lais­sant que très peu de place aux pié­tons et encore moins aux cyclistes. Ou pire encore, les cyclistes ont com­mencé à se par­ta­ger le gou­dron avec des auto­mo­biles de plus en plus rapides et puis­santes. Ainsi, le danger étant trop impor­tant, il y eut une chute consi­dé­rable du nombre de vélos dans les rues. Tandis que le nombre de voi­tures a aug­menté exponentiellement.

Cette situa­tion est restée la même pen­dant plus de cent ans dans la plu­part des villes fran­çaises. Il n’y a que très peu de villes qui ont com­pris l’im­por­tance de mieux régle­men­ter la limi­ta­tion de vitesse en milieu urbain. Par exemple Besançon, dans les années 70, a trans­formé la Grande Rue en zone pié­tonne, et ajouté à cela le déve­lop­pe­ment des trans­ports en commun et la créa­tion d’une rocade péri­phé­rique. En 2008, la ville a décrété une limi­ta­tion de vitesse de 20 km/​h en centre-ville !

Finalement, le milieu urbain est là où les per­sonnes habitent. On l’a vu pen­dant 2020, quand les voi­tures ne cir­culent pas, la ville est très calme. Limiter la vitesse veut dire moins de nui­sance sonore, plus de sécu­rité pour les pié­tons et cyclistes, et une réduc­tion de la pol­lu­tion. C’est aussi un acte de civisme.

Il est impor­tant de com­prendre que rouler à basse vitesse dans les rues permet une coha­bi­ta­tion plus sûre. Les modes de dépla­ce­ment sont là pour amener une solu­tion aux per­sonnes. On a vu que depuis bien avant l’ap­pa­ri­tion des auto­mo­biles, la vitesse déme­su­rée pro­vo­quait déjà des ennuis. C’est le moment d’ou­vrir les yeux et de lâcher l’accélérateur.